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Blog géopolitique de D. Giacobi

F. Hollande soutient le projet d’un lieu de mémoire des handicapés morts sous Vichy

Présentation : Genèse d'un paradoxe contemporain

En 2014 un « appel national pour la création d'un mémorial en hommage aux enfants, femmes et hommes fragilisés par la maladie et le handicap, qui furent exterminés par le régime nazi ou condamnés à mourir par celui de Vichy » a été lancé par Charles Gardou, anthropologue, professeur à l’Université Lumière Lyon 2, auteur d’un travail universitaire sur le handicap ; associé à la députée européenne Sylvie Guillaume et à Jean-Marc Maillet-Contoz, directeur de Handirect.

Il a été relayé sur la toile par le site change.org :

http://www.change.org/p/pour-un-m%C3%A9morial-en-hommage-aux-personnes-handicap%C3%A9es-victimes-du-r%C3%A9gime-nazi-et-de-vichy?utm_source=action_alert&utm_medium=email&utm_campaign=243176&alert_id=DiiHzYNjhg_NByiWJ9aeMEIYTuHqPeViAEJIUUhi3BDyVkSfE6A9rs%3D

Très vite 105 personnalités reconnues ont soutenu cette pétition - artistes, élus, intellectuels, journalistes, médecins, responsables d'associations, sportifs … -, notamment l’anthropologue Françoise Héritier, le généticien Axel Kahn, les philosophes Edgar Morin et Julia Kristeva, les écrivains Tahar Ben Jelloun, Pascal Bruckner et Sylvie Germain, les journalistes Jean-Claude Guillebaud, Serge Moati et Patrick Poivre d’Arvor, les psychiatres Marcel Rufo et Serge Tisseron, mais aussi Philippe Pozzo di Borgo, Olivier Nakache et Eric Toledano, l’inspirateur et les réalisateurs du film Intouchables.

J’en avais fait état en son temps sur mon blog :

http://www.hgsavinagiac.com/article-euthanasie-debat-autour-du-projet-de-memorial-des-handicapes-morts-de-faim-en-france-sous-le-regim-122318926.html

Le professeur Charles Gardou

Le professeur Charles Gardou

Le soutien du président de la République F. Hollande

Dans un courrier daté du 11 février - date symbolique du 10ème anniversaire de la loi sur le handicap de 2005 -, le Président de la République a décidé d’entendre cet appel: "Je partage votre volonté, qui est aussi celle des 75.000 personnes qui ont signé votre pétition, qu'à ce délaissement de la République ne s'ajoute pas le silence de l'oubli. Il est important que, dans les principaux lieux où cette tragédie s'est déroulée, des gestes puissent être effectués afin d'en rappeler le souvenir et d'en honorer les victimes".

En réalité la pétition a réuni 94 000 personnes : 81 000 signataires sur Change.org, auxquels s'ajoutent 9000 membres de l'Union départementale des Associations de Combattants et victimes de guerre du Val de Marne et 4 000 adhérents de l'Association Nationale des Cheminots Anciens Combattants.

Voir la vidéo de change.org :

Le Président a saisi le Conseil scientifique du 70ème anniversaire de la Seconde Guerre mondiale - sous la présidence de l’historien Jean-Pierre Azéma - afin qu’il définisse les gestes mémoriels adaptés à cette reconnaissance. Dans sa lettre, F. Hollande ajoute qu’il souhaite que « les pouvoirs publics [soient] éclairés sur les gestes mémoriels qui pourront être accomplis cette année ».

Quelle sera la nature de ce « mémorial » ? La préférence de Charles Gardou va à un « lieu mémoriel », peut être à l’hôpital de Clermont de l’Oise « plus de 3 000 handicapés mentaux sont morts à l’époque », rappelant l’identité des morts et servant aussi de « centre de documentation et de recherche ».

 

Le journal Le Monde a rapporté la décision du Président de la république :

http://www.lemonde.fr/politique/article/2015/02/16/m-hollande-veut-rendre-hommage-aux-handicapes-mentaux-morts-pendant-la-guerre_4577429_823448.html?xtmc=vichy&xtcr=2

Une question cependant controversée

« Le projet est né d’une incompréhension inquiète, selon Charles Gardou. Comment a-t-on pu laisser s’éteindre le souvenir de la mort de ces quelque 50 000 personnes ? C’est d’abord pour ne pas les oublier que nous avons lancé cet appel. Mais notre démarche n’est pas seulement tournée vers le passé. Rendre hommage à ces morts, c’est aussi dire quelque chose de notre temps présent, attirer l’attention sur le fait qu’on néglige trop souvent les plus vulnérables, rappeler qu’il n’y a pas de vies minuscules. »

Par deux fois Charles Gardou a été reçu à l’Elysée.

Il a souligné sa volonté de rester « en dehors de toute polémique ».

En effet la question du sort des handicapés mentaux sous Vichy a donné lieu à polémique.

Voir mon article :

http://www.hgsavinagiac.com/article-euthanasie-debat-autour-du-projet-de-memorial-des-handicapes-morts-de-faim-en-france-sous-le-regim-122318926.html

Un ouvrage controversé

Un ouvrage controversé

D’une part selon la thèse soutenue en 1981 du médecin, Max Lafont, parue en 1987 sous le titre « L’Extermination douce. La mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France sous le régime de Vichy », la mort de ces malades aurait été programmée par le régime de Vichy qui se serait inspiré des méthodes nazies du Programme T4.

Voir mon blog :

http://www.hgsavinagiac.com/article-reecrire-l-histoire-euthanasie-mort-misericordieuse-ou-mort-douce-bernard-kouchner-a-la-124066011.html

F. Hollande soutient le projet d’un lieu de mémoire des handicapés morts sous Vichy

D’autre part, l’historien Henry Rousso, spécialiste de Vichy, combat cette thèse de la mlise à mort programmée, il écrivait en 1989 dans la revue Vingtième Siècle : « On est partagé entre l’intérêt certain que peut susciter un sujet assez original et sans conteste mal connu, et l’agacement face à un manque évident de méthode et, plus grave, la sollicitation permanente des faits en vue de soutenir une thèse radicale (…). Or à aucun moment n’est analysée une quelconque politique de Vichy visant à supprimer les malades mentaux. Et pour cause, car il semble bien qu’il s’agisse là d’un pur procès d’intention et non d’une réalité. (…) Le placard vichyste est déjà bien encombré sans qu’il soit besoin de l’enrichir de nouveaux cadavres. »

Isabelle von Bueltzingsloewen, qui appartient aussi l’université Lumière-Lyon II, comme professeure d’histoire et de sociologie de la santé, qui a aussi traité ce sujet dans L’Hécatombe des fous - Aubier, 2007- s’associe à la position d’Henry Rousso et a refusé de signer la pétition : « En soi bien sûr, l’intention est honorable, mais je ne peux signer un appel qui, dans sa formulation ambiguë et bien qu’il s’en défende, dresse un parallèle entre ce qui s’est passé en France et en Allemagne », elle refuse ce qu’elle appelle de la « bouillie mémorielle ».

F. Hollande soutient le projet d’un lieu de mémoire des handicapés morts sous Vichy

Charles Gardou refuse de s’engager dans le débat et d’une « extermination programmée ». Pour lui, en effet, « ce qui s’est passé en France à l’époque n’a rien à voir avec ce qui s’est passé en Allemagne où il y a eu, avec l’opération T4, une politique délibérée d’extermination. En France, il s’agit avant tout d’un phénomène d’abandon dont ont été victimes des gens qu’on a laissés mourir de faim. »

Mgr Clemens August von Galen (Co) Wikipedia

Mgr Clemens August von Galen (Co) Wikipedia

Quelle que soit la position de chacun dans ce débat, il n’en reste pas moins que nul ne peut rester indifférent face à de telles pratiques et que le sermon de Mgr Clemens August von Galen, l’évêque de Münster, surnommé le « Lion de Münster » à cause de son indomptable opposition au nazisme (Pie XII le fit cardinal à l’issue de la guerre et Benoît XVI l’a béatifié en 2004), lors de la mise en route du Programme T.4 reste pleinement d’actualité. Le 3 août 1941, sa condamnation était sans ambiguïté:

« Il y a un soupçon général, confinant à la certitude, selon lequel ces nombreux décès inattendus de malades mentaux ne se produisent pas naturellement, mais sont intentionnellement provoqués, en accord avec la doctrine selon laquelle il est légitime de détruire une prétendue « vie sans valeur » - en d'autres termes de tuer des hommes et des femmes innocents, si on pense que leurs vies sont sans valeur future au peuple et à l'État. Une doctrine terrible qui cherche à justifier le meurtre des personnes innocentes, qui légitime le massacre violent des personnes handicapées qui ne sont plus capables de travailler, des estropiés, des incurables des personnes âgées et des infirmes ! [...] Si on l'admet, une fois, que les hommes ont le droit de tuer leurs prochains « improductifs » - quoique cela soit actuellement appliqué seulement à des patients pauvres et sans défenses, atteints de maladies - alors la voie est ouverte au meurtre de tous les hommes et femmes improductifs : le malade incurable, les handicapés qui ne peuvent pas travailler, les invalides de l’industrie et de la guerre. La voie est ouverte, en effet, pour le meurtre de nous tous, quand nous devenons vieux et infirmes et donc improductifs. Alors on aura besoin seulement qu’un ordre secret soit donné pour que le procédé, qui a été expérimenté et éprouvé avec les malades mentaux, soit étendu à d'autres personnes « improductives », qu’il soit également appliqué à ceux qui souffrent de tuberculose incurable, qui sont âgés et infirmes, aux personnes handicapées de l'industrie, aux soldats souffrant de graves blessures de guerre ! »

F. Hollande soutient le projet d’un lieu de mémoire des handicapés morts sous VichyF. Hollande soutient le projet d’un lieu de mémoire des handicapés morts sous Vichy

Le 2 septembre 2014 l’Allemagne d’Angela Merkel a su faire face à son passé en érigeant un monument-mémorial à la mémoire des handicapés et personnes infirmes victimes de la folie nazie. C’est le premier monument national qui leur était dédié.

L'Hôpital psychiatrique de Pirna © AFP - DDP - Norbert Millauer

L'Hôpital psychiatrique de Pirna © AFP - DDP - Norbert Millauer

Une reconnaissance paradoxale

Il y a un réel paradoxe entre cette volonté officielle de commémorer l’élimination des plus démunis – en Allemagne et peut être bientôt en France - et les positions que beaucoup n’hésitent plus à professer au nom de la « sacrosainte nécessité économique ».

Voir mon article :

http://www.hgsavinagiac.com/2014/11/la-face-cachee-de-l-euthanasie-sous-le-masque-de-la-pitie-l-hydre-de-la-necessite-economique.html

Au cœur du débat actuel sur l’euthanasie se multiplient les « cas dramatiques » mis en exergue pour susciter l’émotion, la pitié et finalement l’assentiment de l’opinion publique. Le procédé est bien connu des manipulateurs de foules. Rien de bien nouveau depuis César et la Guerre des Gaules en matière de propagande. Pourtant malgré les nombreuses précautions, le voile se déchire par pans et révèle sous les beaux sentiments, la réalité des prétendues « impérieuses nécessités économiques » dictées par le sacro-saint équilibre budgétaire et étalonnées par les Agences de notation internationales, nouveaux dispensateurs de la Raison suprême, siégeant dans les hauteurs du Forum de Davos. L’ordre libéral succède à l’ordre noir mais a-t-il vraiment changé de visage, Baal auquel on offre des sacrifices d’enfants est-il si différent de Mammôn ou du Veau d’Or qui impose ses règles de rentabilité ?

La Ministre de la santé lituanienne, Rimante Salaseviciute © DELFI - V.Kopusto nuotr.-

La Ministre de la santé lituanienne, Rimante Salaseviciute © DELFI - V.Kopusto nuotr.-

Mme Rimantė Šalaševičiūtė, nouvelle ministre de la Santé de Lituanie, membre du Parti communiste lituanien à l’époque soviétique, qui a rejoint en 1990 le Parti démocratique du travail après avoir été longtemps chargée des droits des enfants, ose déclarer :

« On pourrait bien avoir besoin de l’euthanasie pour les pauvres qui ne peuvent se permettre d’avoir accès aux soins palliatifs. Elle a expliqué dans la presse locale que : la Lituanie n’est pas un Etat-Providence où les soins palliatifs seraient accessibles à tous, suggérant que l’euthanasie pourrait être une option pour ceux qui ne désirent pas tourmenter leurs proches en leur imposant le spectacle de leurs souffrances. Elle a également suggéré que la Lituanie puisse légaliser l’euthanasie pour les enfants, en notant que cette possibilité avait été offerte aux enfants belges au terme d’un long débat public. Pourquoi ne pas ouvrir ce débat en Lituanie ? »

F. Hollande soutient le projet d’un lieu de mémoire des handicapés morts sous Vichy

Bernard Kouchner, le 26 juin 2014 sur France Inter, plaidait pour l’effacement des mots, l’effacement de l’histoire : «N'employons plus jamais le mot euthanasie. D'abord il y a nazi dedans, ce qui n'est pas gentil » a-t-il lancé sur les ondes de la radio. «Et puis on a tout de suite l'impression qu'il y a une agression, vous voyez, qu'on va forcer les gens, comme le mot ingérence.»

Et de plaider pour l’expression « mort douce » : «employer des mots qui sont doux. La fin de vie doit être quelque chose qu'on partage avec les siens et qui doit être un témoignage d'amour plus que de brutalité.»

Voilà qui suscite de sinistres résonances dans le grand écho venu de l’histoire: En 1939 pour qualifier l’entreprise d’élimination des handicapés, le Programme T4, Hitler, le führer, recommanda d’utiliser un mot plus doux que celui d’euthanasie, le mot «gnadentod» qui peut se traduire par «mort infligée par pitié» ou «mort miséricordieuse».

F. Hollande soutient le projet d’un lieu de mémoire des handicapés morts sous Vichy

Plus encore le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel), le 25 juin 2014 a décidé de censuré le court-métrage de sensibilisation à la trisomie 21 « Chère future maman ». Plusieurs associations européennes - dont la Fondation Jérôme Lejeune - avaient choisi de donner la parole aux malades eux-mêmes à travers une belle vidéo, émouvante et remplie d’espérance. S’adressant à une future maman enceinte d’un enfant malade, ces derniers rassurent cette femme sur l’avenir de son enfant en affirmant : « oui, il pourra être heureux ! »

Le clip :

Pour le CSA, les chaînes de télévision ont commis une faute en relayant ce clip, estimant que celui-ci n’était pas d’intérêt général et qu’il pouvait générer un trouble chez certaines femmes qui avaient ou pourraient décider de ne pas garder le fœtus porteur de trisomie.

Décision du CSA : (VOIR ANNEXE 1)

http://www.csa.fr/Espace-juridique/Decisions-du-CSA/Message-de-sensibilisation-sur-la-trisomie-21-intervention-aupres-de-M6-et-de-Canal

Lors du concours de plaidoirie des élèves-avocats de 2015, organisé par le Mémorial de Caen, Mariette Guerrien-Chevaucherie n’a pas hésité à s’en prendre à la censure par le CSA, le 25 juin 2014. (VOIR ANNEXE 2), dans une plaidoirie courageuse et pleine d’empathie en faveur de la liberté d'expression des personnes handicapées.

 

Écouter sa plaidoirie :

Concours des élèves avocats du Mémorial de Caen

Les clips de la Sécurité Routière suscitent-ils, pour reprendre l’expression du CSA « une adhésion spontanée et consensuelle » ?

Regardez le clip 2015 :

F. Hollande soutient le projet d’un lieu de mémoire des handicapés morts sous Vichy

Que ferait aujourd’hui le CSA face à la décision du jury du Festival de Cannes 1996 d’attribuer le prix d'interprétation masculine du Festival de Cannes à Daniel Auteuil et Pascal Duquenne, trisomique, pour Le Huitième Jour, film belge de Jaco Van Dormael ?

http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Huiti%C3%A8me_Jour_%28film,_1996%29

http://fr.wikipedia.org/wiki/Pascal_Duquenne

Revoir la bande annonce du film le Huitième Jour :

Pour conclure :

Pour Carl Schmitt, le “juriste du IIIe Reich”, la souveraineté ou pouvoir de l’Etat, se définit comme “pouvoir de décréter l’état d’exception” : la création d’une catégorie juridique de la “vie indigne d’être vécue est analysée comme cet état d’exception que l’Etat peut légitimer par rapport à la loi fondamentale qu’est l’interdiction du meurtre. Il affirme ainsi la légitimité première et absolue de l’Etat, qui est donc par essence « totalitaire » et échappe à toute norme. C’est faire de l’Etat la seule source légitime de normativité pour la société.

F. Hollande soutient le projet d’un lieu de mémoire des handicapés morts sous Vichy

ANNEXES :

 

ANNEXE 1 : LA DÉCISION DU CSA DU 25 JUIN 2014

 

Le Conseil a été saisi de plaintes à la suite de la diffusion, dans les écrans publicitaires de M6, Canal+ et D8 entre le 21 mars et le 21 avril 2014, d’un message de sensibilisation à la trisomie 21. Intitulé « Chère future maman », il était soutenu par les associations Coordown, Les amis d’Éléonore et la fondation Jérôme-Lejeune, fondation dont la vocation est notamment la lutte contre l’avortement.

Le Conseil considère que ce message ne relève pas de la publicité au sens de l’article 2 du décret du 27 mars 1992. Bien qu’ayant été diffusé à titre gracieux, il ne peut pas non plus être regardé comme un message d’intérêt général, au sens de l’article 14 de ce même décret, puisqu’en s’adressant à une future mère, sa finalité peut paraître ambigüe et ne pas susciter une adhésion spontanée et consensuelle. En conséquence, le Conseil considère qu’il ne pouvait être inséré au sein des écrans publicitaires.

S’inscrivant dans une démarche de lutte contre la stigmatisation des personnes handicapées, ce message aurait pu être valorisé, à l’occasion de la Journée mondiale de la trisomie 21, par une diffusion mieux encadrée et contextualisée, par exemple au sein d’émissions.

Le Conseil est intervenu auprès des chaînes afin de leur demander, à l’avenir, de veiller aux modalités de diffusion des messages susceptibles de porter à controverse.

Il a répondu en ce sens aux plaignants.

 

 

ANNEXE 2 : La liberté d’expression bafouée

Par Mariette Guerrien-Chevaucherie - École des avocats de Versailles -.

Le Mémorial de Caen, Recueil des Plaidoiries 2015, Concours des élèves-avocats. p.173-179

http://www.memorial-caen.fr/images/plaidoiries/eleves-avocats/Recueil2015_EA.pdf

 

Nous ne sommes pas aujourd’hui à l’autre bout du monde, au chevet d’Asia Bibi promise à la pendaison ; nous ne sommes pas non plus dans les ténèbres de Guantanamo. Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du jury, nous sommes en France, berceau de ce qui fait notre fierté, les droits de l’homme.

Le 25 juin 2014, le CSA (1) a censuré un court-métrage de sensibilisation à la trisomie 21 diffusé par M6, Canal+ et D8 et visionné plus de cinq millions de fois sur Internet. Dans ce court-métrage, intitulé

« Chère future maman », plusieurs enfants et jeunes adultes trisomiques s’adressent à une future maman enceinte d’un enfant atteint de trisomie 21. Ils lui expriment toute la joie, l’amour que son enfant trisomique peut lui apporter. À cette occasion, les personnes trisomiques nous disent qu’elles sont heureuses, qu’elles peuvent vivre, travailler et aimer comme tout le monde.

Le 25 juin 2014, le Conseil a censuré ce témoignage en considérant « qu’il ne relève pas de la publicité au sens de l’article 2 du décret du 27 mars 1992. Bien qu’ayant été diffusé à titre gracieux, il ne peut pas non plus être regardé comme un message d’intérêt général, au sens de l’article 14 de ce même décret, puisqu’en s’adressant à une future mère, sa finalité peut paraître ambiguë et ne pas susciter une adhésion spontanée et consensuelle ». Parce qu’elles apparaissaient heureuses, les personnes trisomiques se sont vu retirer le droit de s’exprimer librement au sein des écrans publicitaires.

Choquée par une telle décision, une des jeunes actrices du court-métrage, Inès, trisomique, a formé un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État pour atteinte à sa liberté d’expression. Liberté fondatrice de la Convention européenne des droits de l’homme, pierre angulaire, orgueil de l’Occident, cheval de bataille de nos grands philosophes ! « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire » (2) ! Notre cher Voltaire s’est retourné dans sa tombe à l’annonce de la décision du CSA.

Les personnes atteintes de trisomie 21 ont, sur le fondement de l’article 10 de la Convention, le droit à la liberté d’expression. Inès a le droit de s’exprimer, sans restriction et sans pudeur. Elle a ce droit comme chacun de nous. Le 25 juin 2014, elle a été marginalisée, dans une société où la faiblesse humaine n’est pas la bienvenue. Sur ce constat, je soulève devant vous le non-respect de l’article 14 de la Convention qui interdit les discriminations.

Pour se justifier, le CSA retient trois arguments.

Il considère en premier lieu que ce message n’est pas d’intérêt général. Mais qu’est-ce que l’intérêt général ? L’intérêt général, c’est l’intérêt de la société dans son ensemble, le vôtre, le mien, celui des personnes handicapées. M. Jean-Frédéric Poisson considère que ce spot « met en valeur la capacité des enfants trisomiques à propager du bonheur autour d’eux. » Je considère qu’il est dans l’intérêt général que « la capacité des enfants trisomiques à propager du bonheur autour d’eux » soit connue de tous. Sauf à considérer que les personnes trisomiques n’ont pas les mêmes droits que les autres, parce qu’elles ont un troisième chromosome 21. Je pense que nous n’en sommes pas là aujourd’hui.

En deuxième lieu le CSA avance que la finalité de ce message « peut paraître ambiguë et ne suscite pas une adhésion spontanée et consensuelle ».

Alors oui, ce spot peut mettre mal à l’aise. Il dérange. Il culpabilise. Cependant il n’est pas le premier en la matière. Je tiens à rappeler que des spots choquants sont diffusés à foison sur nos écrans télévisés. Je pense notamment aux courts-métrages sur la sécurité routière qui nous glacent le sang. Qui oserait dire qu’ils sont inutiles ? Qui oserait dire qu’ils ne culpabilisent pas les mauvais conducteurs ? Le CSA les autorise car il est évident que dans notre for intérieur, nous sommes réceptifs aux messages de sensibilisation qu’ils transmettent. Pourquoi alors refuser la libre parole aux personnes trisomiques sous prétexte que leur spot ne susciterait pas une adhésion spontanée et consensuelle ?

Si toutes les émissions et spots télévisés devaient susciter une telle adhésion, imaginez-vous toutes les suppressions qu’il faudrait réaliser au sein des programmes télévisés !

En troisième lieu, le CSA conclut en énonçant que ce message « s’inscrivant dans une démarche de lutte contre la stigmatisation des personnes handicapées, aurait pu être valorisé, à l’occasion de la Journée mondiale de la trisomie 21, par une diffusion mieux encadrée et contextualisée, par exemple au sein d’émissions ». Les personnes trisomiques devraient alors attendre le 21 mars de chaque année, Journée mondiale de la trisomie 21, pour pouvoir s’exprimer sur les chaînes de télévision publique. Et qui plus est, elles devraient le faire dans le cadre d’un documentaire adapté, pour que chaque personne qui visionne ce spot ne soit pas surprise, et ne le voie pas sans le vouloir.

De quel droit une parole doit-elle être contextualisée ? Parce qu’Inès est trisomique alors sa parole est bridée, rangée bien soigneusement dans les documentaires scientifique ?

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du jury, l’une des missions du CSA est notamment celle de contribuer aux actions en faveur de la cohésion sociale et de lutter contre les discriminations dans le domaine de la communication audiovisuelle. Le CSA a pour mission de changer notre regard sur le handicap ; la trisomie 21 fait peur car elle est méconnue, car elle marque la différence, car elle n’est pas normale. Mais qu’est-ce que la normalité ?

Monsieur le Président du CSA, défendez-les ! Défendez le droit des personnes handicapées de s’exprimer librement et par tous les canaux de communication possibles ; défendez leurs droits à se faire connaître, à se faire aimer ! En bridant leur liberté d’expression vous les condamnez à l’oubli ; le grand public doit savoir que l’on peut être handicapé et heureux !

Je ne souhaite de votre part aucune pitié ni aucune complaisance. C’est de sagesse dont il est question aujourd’hui. Le professeur Jérôme Lejeune, pionnier de la génétique moderne, découvreur de la trisomie 21, n’en a pas manqué. Pour lui, la trisomie 21 a été le combat d’une vie. Il disait en ces mots : « Je n’ai plus qu’une solution pour les sauver, c’est de les guérir. » La guérison est en marche, en attendant ce jour, faisons preuve de sagesse, acceptons la différence. Reconnaissons le droit aux personnes handicapées de s’exprimer librement.

Monsieur le Président du CSA, pour l’honneur de l’institution que vous représentez, pour la liberté d’expression des personnes handicapées, annulez courageusement votre décision.

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du jury, je n’ai qu’une question à vous poser : « Doit-on nier le droit aux personnes trisomiques de s’exprimer librement au grand public au motif que leur joie, leur vie, et leur bonheur seraient culpabilisants? »

 

1 Conseil supérieur de l’audiovisuel

2 Phrase attribuée à Voltaire dans la biographie qui lui a été consacrée par Evelyn Beatrice Hall : Stephen G. Tallentyre (pseud. de Evelyn Beatrice Hall), The Friends of Voltaire, Londres, Smith Elder & Company, 1906

 

 

 

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